Des submersibles, pour quoi faire ?

  • Dernière mise à jour le 11 novembre 2004.

La Marine continue de croire dur comme fer en la valeur intégrale de ses sous-marins Upholder, dont l’enveloppe de l’étrave àl’étambot, en forme de goutte d’eau étirée, est empruntée àcelle des sous-marins britanniques àpropulsion nucléaire. Déclassés par la Royal Navy en 1993, les Upholder ont été mis au rancart en attendant qu’un pays bien intentionné veuille bien les lui réclamer. Le Canada s’est porté volontaire et nous avons tracé hier l’historique de cette décision.

Le Canada a-t-il hérité de quatre faramineuses carcasses métalliques qui ne font peur qu’aux baleines ? Où est la vérité ? Et que faire désormais ?

Un incendie à bord d’un sous-marin est une véritable descente aux enfers. Le Canada n’est pas le premier pays à subir ce genre d’avarie, et d’autres pays plus avancés ont connu ce type de tragédie. Dans l’état actuel des choses, bien malin est l’observateur extérieur qui oserait se prononcer sur les qualités intrinsèques des sous-marins acquis.

Ils ont subi, il est vrai, de graves problèmes de rouille. Les tuyaux acheminant l’air comprimé vers les ballasts afin de faire remonter le bâtiment en surface dans les cas d’urgence présentent de sérieux défauts de soudage. Des dispositifs d’arrimage au sous-marin en cas d’urgence sont aussi manquants et, dans plusieurs cas, les systèmes de ventilation de ces sous-marins sont défectueux. Soit ! Attendons donc les rapports des experts.

 Les vertus du sous-marin

Plus profondément cependant, interrogeons-nous sur ce que le Canada perdrait s’il ne disposait pas de sous-marins. Les principaux avantages que procurent les sous-marins au Commandement maritime se limitent essentiellement à quatre fonctions. La première, c’est l’intégration des données sur tout ce qui se passe dans les eaux profondes à travers les systèmes d’écoute sonar automatisés et déployés depuis les côtes américaines jusqu’à l’Atlantique Nord en passant par les côtes canadiennes. Le même phénomène s’applique sur la côte Ouest.

Ces données permettent de localiser la proie et de la distinguer des sous-marins alliés croisant dans les océans. Chaque sous-marin a sa propre signature acoustique, mais il est bon de savoir si un bâtiment détecté est un ami ou non. Sans l’accès à ces systèmes d’écoute, les sous-marins canadiens risqueraient d’être aveugles, même si leur propre sonar devait leur indiquer un mouvement dans les parages.

Autrement dit, si localiser un sous-marin est une chose, c’en est une autre de l’identifier. En l’absence d’une force sous-marine, il n’est pas sûr que le Canada continuerait d’avoir accès à des renseignements aussi critiques et vitaux.

En deuxième lieu, un sous-marin pratique l’écoute discrète et constitue un remarquable instrument d’attaque si, d’aventure, le besoin devait s’en faire sentir. Pour l’instant, il continue de représenter un puissant potentiel de dissuasion pour tout bâtiment aux intentions malicieuses qui souhaiterait s’aventurer dans les eaux canadiennes. Un sous-marin canadien peut alors décider de jouer au chat et à la souris, c’est-à-dire rester coi pour mieux observer l’autre ou, au contraire, le lui faire savoir, voire le torpiller en cas de guerre.

L’hypothèse ne nous paraît guère d’actualité pour l’instant, mais le Commandement maritime continue d’insister sur cette vertu. Ainsi, il prétend que les quotas de pêche seraient sans doute moins respectés — ils le sont rarement de toute façon — si les sous-marins canadiens étaient inexistants. On prétend encore que nos sous-marins ont fait échouer, en 1993, une importante opération d’importation illicite de stupéfiants au Canada. Passons !

En troisième lieu, et nous l’avons écrit hier, un sous-marin est un instrument de sécurisation de périmètres tout à fait irremplaçable. Aucun groupe naval ne peut agir en toute sécurité s’il ne dispose pas d’une sentinelle défensive et offensive aussi perfectionnée.

La question qui se pose est celle de savoir si le Canada pourra encore projeter ses forces à l’étranger dans le cadre de missions d’établissement de la paix, par exemple, s’il ne dispose pas de sous-marins sophistiqués. Ou ne devrait-il pas plutôt s’en remettre à des sous-marins américains ou alliés pour assurer cette mission ? La question se pose. La réponse du Commandement maritime est claire. L’ambiguïté demeure, même pour les spécialistes de la question. En somme, tout est une question de coûts. Ceci ne fait que rendre plus urgent la publication d’un nouveau livre blanc sur la défense.

 Maître de sa souveraineté ?

Enfin, le Canada peut-il raisonnablement prétendre qu’il reste maître de sa souveraineté s’il ignore ce qui se passe dans et sous ses eaux ? C’est là que le bât blesse.

Imaginons un instant une collision entre deux sous-marins sous les eaux de l’Arctique. L’exemple, nous dira-t-on, est mal choisi car les sous-marins de la classe Victoria ne peuvent pas pour l’instant naviguer sous les glaces de l’Arctique. Peut-être seront-ils dotés à l’avenir de systèmes de propulsion anaérobie (AIP, ou air independent propulsion), développés par la société Ballard à Vancouver et par d’autres à l’étranger, mais la question ne semble guère prioritaire pour le gouvernement canadien.

Il existe une aide internationale en cas de séisme ou de tremblement de terre. Peut-être le Canada pourra-t-il faire appel aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne si jamais une catastrophe sous-marine se produisait sous ses glaces arctiques ? À défaut de nous faire une belle jambe, le procédé aurait au moins le mérite de nous transformer en d’aussi dociles observateurs que des pingouins de l’Arctique !

Il fut un temps où les Canadiens réclamaient des États-Unis qu’ils soient informés à l’avance de tout mouvement de sous-marin américain dans la région. Il est plausible de penser que ce problème a été réglé à la satisfaction du Canada, mais nous ignorons tout de ces accords. Après tout, le Canada dispose de systèmes d’écoute sophistiqués enfouis dans les détroits de passage obligé dans la région. Nous ne sommes pas donc pas complètement sourds, encore que la vue nous fasse défaut. Ce n’est pas le cas dans les autres régions océaniques qui baignent nos côtes. On peut tout à la fois voir et entendre. Ne serait-ce que pour cette raison, les sous-marins canadiens se justifient.

 Que faire demain ?

Bien que le ministre Bill Graham n’ait pas écarté la possibilité qu’Ottawa réclame des dommages à Londres à la suite du déplorable incident du Chicoutimi et que le ministre britannique Geoffrey Hoon ait imprudemment jeté de l’huile sur le feu en prétendant qu’il fallait « accompagner par la main » les sous-mariniers canadiens dans leurs manoeuvres à bord, il reste que les premiers ministres Tony Blair et Paul Martin se sont parlé et que la tendance est plutôt à l’apaisement qu’à l’escalade. Il faudra attendre les résultats des enquêtes et voir ce qu’il y a à faire.

Chose certaine, le Canada n’a pas les moyens de construire ses propres sous-marins, d’autant que les chantiers navals canadiens ont toujours été utilisés à des fins politiques, c’est-à-dire à des fins de développement économique régional, même s’ils n’ont jamais été compétitifs sur le plan international. Quel que soit l’avenir, le marché canadien ne peut d’aucune façon justifier une production canadienne d’équipements nationaux en matière de sous-marins.

L’interrogation se déplace inévitablement. Dans ces conditions, aurait-il mieux valu acheter des sous-marins neufs plutôt que de s’en remettre à du défraîchi ou à du fatigué ? Et le Canada aurait-il dû choisir des sous-marins plus petits et plus flexibles que les Upholder ?

La réponse à la première question est simple. Tout comme l’Armée de terre n’est plus en mesure de se payer des chars Léopard et encore moins d’acheter des pièces détachées parce qu’elles coûtent trop cher, le risque est grand que la Marine canadienne soit dans l’obligation de « cannibaliser » l’un de ses quatre sous-marins pour subvenir aux besoins des trois autres. C’est presque ce qui se produit déjà puisque le Windsor ne sert qu’à des fins d’entraînement, même si le commandement maritime à Halifax le présente comme un futur sous-marin opérationnel. Il a encore du chemin à faire puisqu’il ne dispose d’aucun tube lance-torpille !

Quant à la seconde question, il faudrait plusieurs articles pour traiter du sujet de manière convaincante. Chose certaine, la Marine a eu ce qu’elle voulait, mais le Canada n’en est sans doute pas mieux servi, compte tenu de la diversité des tâches maritimes qu’il doit assumer.

En réalité, les tergiversations permanentes des pouvoirs politiques en place et les changements de cap doctrinaux abrupts de la Marine canadienne — ou tout simplement sa facilité à jouer sur tous les tableaux à la fois pour justifier n’importe quoi, et le Upholder fait partie de ce je-ne-sais-quoi — expliquent en grande partie qu’on ait voulu faire passer comme inaperçu et sans conséquences financières l’achat de sous-marins britanniques.

Le principe de réalité finit toujours par s’imposer. Nous en sommes là. Le gouvernement canadien, pacifique, antimilitariste et réactif aux crises plutôt qu’à la raison, risque de s’enliser encore davantage à l’avenir. On ne peut guère attendre d’un gouvernement minoritaire la publication d’un livre blanc qui fera date dans l’histoire. Et qui restera probablement lettre morte, comme tous les autres auparavant publiés, d’ailleurs. Plus ça change, plus c’est la même chose, disait Napoléon !

Albert Legault - Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en relations internationales de l’Université du Québec à Montréal

Source : Le Devoir