DCNS : comment les documents sur les sous-marins Scorpène indiens sont apparus en Australie

  • Dernière mise à jour le 27 août 2016.

Fin avril 2013, un postier de Sydney a retiré de sa sacoche une petite enveloppe contenant de nombreux documents sur les nouveaux sous-marins indiens. Il a déposé l’enveloppe, qui portait un timbre de Singapour, dans une boite aux lettres privée et a poursuivi sa tournée.

L’enveloppe, qui contenait un petit disque de données, est restée là pendant plusieurs jours entre des factures et des publicité, avant d’être récupérée le 24 avril 2013 par un homme qui l’a rapportée chez lui et a introduit le disque dans son ordinateur.

Cette semaine, le contenu de ce disque a fait la une des journaux en Australie, en Inde et en France. Chaque pays tente de faire face aux ramifications d’une fuite de documents confidentiels, révélant les capacités de combat des nouveaux sous-marins indiens de la classe Scorpene.

Pour l’Australie, la fuite a plus qu’un intérêt passager : ces documents proviennent du même constructeur auquel la Royal Australian Navy a confié la conception de ses 12 nouveaux sous-marins, le plus important et le plus couteux projet de défense du pays.

L’urgence est encore plus grande en Inde, qui craint qu’un service d’espionnage étranger n’ait acquis les données sur ses 6 nouveaux sous-marins Scorpene. La France essaie aussi de contrôler les dégâts en essayant de comprendre et d’expliquer comment 22.400 documents confidentiels sur les sous-marins indiens ont traversé le monde pour se retrouver dans la sacoche d’un postier de Sydney.

Aucun de ces 3 pays n’était informé de la fuite avant que, cette semaine, le journal The Australian ne demande lundi après-midi à DCNS Australia une réaction sur les documents étonnants qu’un de ses journalistes avait vu, marqués “Restricted Scorpene India”, qui dévoilaient les capacités des nouveaux sous-marins indiens. Ces documents comprenaient les paramètres spécifiés et les capacités de discrétion des sous-marins, sa signature acoustique à différentes vitesses, son autonomie, l’immersion de plongée, les données magnétiques et infra-rouge... En d’autres termes, l’ensemble des capacités des sous-marins répartis sur plus de 22.400 documents que n’importe quelle marine considérerait comme classifiés et hautement sensibles.

L’information a déclenché une remarquable suite d’événements, qui en dit beaucoup sur l’importance des enjeux impliqués dans chaque pays. En recevant les questions lundi sur la fuite, le bureau de Canberra de DCNS a immédiatement contacté la direction à Paris.

Les conséquences d’une information révélant l’importance d’une fuite sur un projet aussi sensible, ont été immédiatement évidentes. L’Inde serait furieuse, comme la Malaisie, le Chili et le Brésil, qui ont aussi, ou auront bientôt, des sous-marins Scorpene. Et l’Australie serait probablement aussi inquiète de la sécurité de son nouveau partenariat avec le géant français de la défense.

A Paris, des responsables de DCNS ont vérifié en urgence leurs dossiers, cherchant des signes d’espionnage.

Mardi matin, les responsables de DCNS à Paris ont expliqué à leurs collègues de Canberra qu’ils n’avaient pu trouver aucune preuve immédiate d’une faille de sécurité qui pourrait expliquer une fuite aussi massive de documents.

L’équipe de DCNS à Canberra s’est réuni pour faire le point Pour eux, il s’agissait d’un moment important. Le groupe conduit par Sean Costello, ancien directeur de cabinet de l’ancien ministre de la défense David Johnston, était considéré comme des héros par DCNS à Paris pour avoir remporté une victoire improbable contre les Allemands et les Japonais pour le contrat de conception des futurs sous-marins australiens. La fuite n’est pas de leur faute, mais ils devront faire face à ses conséquences, qui seraient que leurs rivaux commerciaux exploiteraient toute opportunité de dire qu’on ne peut jamais faire confiance aux Français avec les secrets australiens.

Pour le groupe, le scénario le plus probable était qu’un concurrent cherchait à saboter les négociations du contrat, qu’il avait obtenu peu importe comment les documents puis les avait diffusé à la presse. Les suspects évidents étaient les concurrents malheureux, l’Allemagne et le Japon, mais pourquoi auraient-ils attendu 4 mois après la décision pour frapper ?

S’il s’agissait d’une attaque globale contre DCNS, alors la Norvège, et non l’Australie, était l’endroit évident où frapper puisque DCNS essaie maintenant de promouvoir son Scorpène auprès de la marine norvégienne.

DCNS n’avait pas de réponse. Il a donc été estimé que la source la plus probable de la fuite était l’Inde. La compagnie a donc rédigé un communiqué dont chaque mot a été soigneusement soupesé qui sous-entendait, sans le dire, que la fuite venait d’Inde.

Mardi soit, DCNS a réalisé qu’il devait apprendre au gouvernement australien la mauvaise nouvelle, qui devait être rendue publique le lendemain. La compagnie a appelé le directeur du projet futurs sous-marins, le contre-amiral Greg Sammut, qui a alors informé le secrétaire à la défense Dennis Richardson. Le ministre de l’industrie de défense Christopher Pyne a aussi été informé.

A New Delhi, le ministre de la défense Manohar Parrikar était endormi lorsqu’un assistant l’a réveillé vers minuit pour lui montrer l’article paru sur le site de The Australian.

Pour Parrikar, la nouvelle était très grave. Il s’est personnellement impliqué dans le dossier des sous-marins. Il y a seulement un an, le 6 avril 2015, il assistait à Mumbai à la cérémonie de mise à l’eau du premier des 6 Scorpène, baptisé Kalvari — requin tigre.

Les Scorpene sont très attendus par la marine indien, afin de remplacer la flotte vieillissante composée de Kilo russes et de U-209 allemands. Ils ont presque 30 ans et sont souvent confinés au port en raison de problèmes techniques.

Le Scorpene a été commandé parce que « sa furtivité lui donnera l’invulnérabilité, inégalée par de nombreux sous-marins. »

L’invulnérabilité du projet chéri du ministre Parrikar était en cause. Il a ordonné au chef de la marine de lancer une enquête urgente sur la fuite et sur les dégâts qu’elle pouvait provoquer.

En Australie, vers 6:30, le ministre Pyne avait lu l’article du The Australian et discutait avec son collègue Richardson de leur réaction.

Des sources indiquent que Richardson pensait que l’organisation mise en place par l’Australie autour du projet était déjà robuste et qu’il n’y avait pas besoin de réinventer l’eau chaude seulement à cause de cette fuite.

Pyne a été d’accord, mais a aussi voulu envoyé un message aux Français. Il a demandé à Richardson de rappeler à DCNS que l’Australie voulait que la sécurité des informations classifiées sur le projet soit du même niveau que la façon dont l’Australie gérait les informations avec son plus proche allié, les Etats-Unis. Sous-entendu, c’est une affaire sérieuse, ne laissez pas cela se reproduire à nouveau.

Mais Pyne savait aussi que l’information aurait de grandes répercutions en Australie, sauf s’il essayait de la tuer dans l’œuf. Donc, vers 8:30, il a publié un communiqué prétendant, alors qu’il n’avait pas eu accès aux 22.400 documents en cause, que la défense lui avait dit que la fuite n’aurait aucune conséquence sur le programme australien.

En Inde, l’information a fait la une de tous les journaux. Sous pression pour donner une réponse rapide, le ministre Parrikar a indiqué que la fuite semblait être la conséquence d’un piratage informatique, mais sans en apporter la preuve. Il a ensuite abandonné cette théorie.

A Paris, DCNS a vite réalisé qu’il devait gérer un désastre en terme de relations publiques et de sécurité. Il a vite abandonné la théorie de la fuite en Inde, et le gouvernement français a annoncé une enquête.

Le gouvernement indien a lui aussi annoncé une enquête. Mais le gouvernement invitait à la patience en attendant que sa marine puisse évaluer la fuite et les dégâts provoqués.

Il semble que l’histoire derrière cette fuite tienne plus de l’incompétence que de l’espionnage, plus d’Austin Powers que de James Bond. Des sources ont indiqué à The Weekend Australian que les documents avaient été pris à DCNS en 2011 par un ancien officier de la marine française qui avait quitté la marine au début des années 70 et travaillait depuis plus de 30 ans pour différentes sociétés françaises de défense, avant de devenir sous-traitant de DCNS.

Des sources pensent que ce sous-traitant a, d’une façon ou d’une autre, copié les données sensibles auprès de DCNS en France et que, avec un collègue français, kes a emportées dans un pays d’Asie du Sud-Est. Si c’est le cas, il a violé la loi et pourrait être poursuivi.

Les 2 hommes travaillaient dans ce pays d’Asie du Sud-Est en effectuant des travaux non classifiés dans le domaine naval militaire.

Il semble que les documents sur le Scorpene auraient été pris pour constituer un guide de référence pour un nouveau travail de l’ancien officier de marine. ON ignore pourquoi quelqu’un prendrait le risque de violer la loi dans un tel but.

Les 2 hommes auraient ensuite eu des difficultés avec leur employeur, une compagnie privée gérée par un homme d’affaires occidental. Ils ont été renvoyé et se sont vus refuser l’accès à leur bureau. Au moins un des 2 hommes a demandé à récupérer les documents mais cela a été refusé. La compagnie les a conservé, peut-être sans connaitre leur contenu.

Les documents ont ensuite été envoyés au siège de la compagnie à Singapour, où le chef informaticien, toujours sans probablement en connaitre le contenu, a essayé de les charger sur un serveur pour la personne qui, à Sydney, devait remplacer les 2 français renvoyés.

Les documents ont été placés sur un serveur le 18 avril 2013 et c’est là qu’ils ont été dangereusement vulnérable au piratage ou à une interception par un service étranger de renseignement. On ignore combien de temps les documents sont restés sur le serveur. On ignore si un service de renseignement a pu les obtenir pendant cette période.

Incapable d’envoyer un fichier aussi volumineux sur internet et sans en connaitre le contenu, la compagnie de Singapour l’a envoyé sur un CD par la poste normale à Sydney.

Lorsque le destinataire, connaissant les questions de défense, a ouvert le fichier sur son ordinateur personnel, il a été abasourdi. Il s’attendait à lire des notes sur un programme naval de peu d’importance, et il lisait en fait les capacités classifiées des nouveaux sous-marins indiens.

Le fichier n’était pas crypté, il l’a donc transféré sur un disque crypté. Le soir même, il effaçait l’ancien disque avec un logiciel spécial et le fracassait en pièces avec un marteau dans son jardin.

Il a placé le disque crypté dans un coffre dans son bureau et c’est là qu’il est resté pendant plus de 2 ans.


Dans un café d’une banlieue de Melbourne, cet homme arrive, s’assoit et sort un CD de sa poche. Il commande un hamburger puis glisse le disque dans son ordinateur. Il explique qu’il veut me montrer quelque chose, mais pas me le donner.

Pourquoi faites-vous cela, lui ai-je demandé ?

« A la suite de la récente décision sur le projet de sous-marins, on est passé d’une très sérieuse violation pour la France et l’Inde, à une question de sécurité nationale pour l’Australie et les Etats-Unis. »

En d’autres termes, il veut que l’Australie sache que son partenaire dans le programme, la France, a déjà perdu le contrôle de documents classifiés sur les sous-marins indiens. Son espoir est que cela poussera l’Australie et DCNS à renforcer la sécurité pour garantir que le programme australien ne connaitra pas le même sort.

Il n’a violé aucune loi et les autorités australiennes savent qui il est. Il prévoit de leur remettre le disque ce lundi.

Source : The Australian