L’annonce ce lundi par le Président français Jacques (…)
Seize plongeurs-démineurs provenant des groupes de (…)
En surface, avec ses 12 640 tonnes de déplacement, le sous-marin nucléaire est un navire pataud, qui roule par vent et vagues de travers et embarque des paquets de mer. (Photo Le Monde)
Après avoir viré la pointe des Espagnols, on laisse à bâbord la tourelle isolée de Mengam avant d’arriver à hauteur du phare du Petit-Minou. Ultime sentinelle avant l’océan, ce dernier garde la rive droite du goulet de Brest. A la jumelle, on distingue des voitures sur un terre-plein. Petites taches bigarrées sur le vert de la colline, des femmes et des enfants agitent le bras.
C’est là que, depuis des générations, les familles se rassemblent pour adresser un dernier adieu aux marins de la Royale. Les proches de l’équipage du sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) Le Triomphant n’ont pas manqué à la tradition. Le bâtiment trace sa route dans le clapot de surface, précédé, à un demi-mille, de son escorteur accompagnateur, son "chien de garde" , la frégate anti-sous-marine Latouche-Tréville . Alentour, une demi-douzaine de remorqueurs chassent les embarcations trop curieuses. Un hélicoptère de la gendarmerie patrouille à basse altitude avec le même objectif.
Son eau ainsi dégagée, passée au peigne fin par le sonar des dragueurs de mines, le fuselage noir de 138 mètres de long du Triomphant inscrit majestueusement son sillage d’écume vers la haute mer, dégageant une impression de puissance formidable et tranquille. En haut du "massif" (le "kiosque" à l’époque des "U-boats" allemands), l’officier de quart a interrompu ses relèvements à l’alidade (compas). Il demande à l’homme aux jumelles s’il aperçoit, au pied du Petit-Minou, une voiture rouge entourée d’enfants. A la première patrouille surtout, on ne quitte pas sa famille pendant plus de deux mois sans un pincement au cœur. Le plus dur, disent les marins, c’est l’"arrachement". Une fois à bord, la hâte et l’excitation du départ l’emportent.
En surface, avec ses 12 640 tonnes de déplacement, le sous-marin nucléaire est un navire pataud, qui roule par vent et vagues de travers et embarque des paquets de mer. Ce n’est pas un hasard si les marins surnomment la nacelle exiguë du "massif", pourtant située à 15 mètres au-dessus de l’eau, la "baignoire" .
Ce matin, amarré au quai de la base de l’île Longue, qui abrite la Force océanique stratégique (FOST), il est comme un Gulliver enchaîné : pas moins de 6 remorqueurs et pousseurs seront nécessaires pour le déhaler et le mettre sur le chemin de la rade. Mais très vite, à hauteur de la bouée du Renard, il sera de nouveau stoppé dans son élan, le temps de fixer l’antenne de 800 mètres de long bardée d’hydrophones qu’il va devoir remorquer pendant sa patrouille. Grâce à elle, le bâtiment est doté de plusieurs milliers d’"oreilles" pour écouter son environnement, une fonction qui constitue sa principale défense passive. Sa discrétion étant la condition de son efficacité et, partant, celle de la dissuasion nucléaire, Le Triomphant épie aussi ses propres bruits intempestifs. Le départ a été précédé d’une multitude de vérifications. Au pied du "massif", recouvert d’un revêtement anéchoïque, le "patron" du pont, le maître principal Scopel, vétéran de la sous-marinade, furète, l’oeil aux aguets du moindre boulon défaillant, d’une vibration qui briserait la sacro-sainte discrétion acoustique.
Soudain, un sifflement modulé retentit, figeant au garde-à-vous la quinzaine d’hommes sur le pont. C’est Yves Boiffin, autrement dit l’amiral commandant la Force océanique stratégique (Alfost), qui vient d’arriver. Comme à chaque début de patrouille, l’amiral passera deux jours à bord, pour donner son ultime feu vert et mieux connaître les équipages. Il quittera finalement le bord par hélitreuillage, en pleine mer. A la limite du plateau continental, avec 300 mètres de fond sous sa quille, le sous-marin sera rendu à sa solitude. Quand la chaussée de l’île de Sein aura disparu à l’horizon rougeoyant, il plongera pour de bon, pour environ soixante-cinq jours, avec ses 110 hommes d’équipage.
Sans le "reuh-reuh" caractéristique du Klaxon d’alerte, la plongée ressemblerait à une imperceptible transition entre deux mondes. Au centre d’opérations (CO), baigné d’une lumière tamisée, tapissé d’écrans, de voyants lumineux et de pupitres d’ordinateurs, la profondeur est concrétisée par le lent défilement de chiffres négatifs sur un écran à cristaux liquides : "70, 71, 100, 240..."
L’air, chimiquement pur, est climatisé. Le silence n’est troublé que par un léger ronronnement, et les ordres brefs de l’officier de quart sont répétés par qui les exécute. Economie de mots, rigueur, professionnalisme.
Le CO est le centre nerveux du sous-marin. C’est là qu’officient les "oreilles d’or" , deux analystes spécialisés dans la reconnaissance acoustique. A l’écoute du sonar, ils font le tri entre les "bruits biologiques" (cétacés, crevettes, etc.) et ceux des "machines tournantes" , qui toutes provoquent un spectre spécifique. Très vite, une classification s’effectue entre différentes catégories de navires (sous-marin, pêcheur, "guerre", "commerce"). Aidé par les banques de données spectrales des ordinateurs de bord, un bon analyste est capable d’identifier tel sous-marin russe, telle frégate américaine. Ses ballasts remplis, le bâtiment s’enfonce lentement. Nul bourdonnement d’oreille, nulle sensation d’étouffement ou de claustrophobie. La plongée s’effectue par paliers : le sous-marin se stabilise en immersion périscopique à une vingtaine de mètres, puis à 70, encore une fois à 200, puis à 300 mètres. Au-delà, c’est "P" , la profondeur maximale, qui ne doit pas être divulguée. Les marins disent "l’au-de là" ... A chaque étape, une minutieuse "ronde d’étanchéité" est menée dans tout le bâtiment. Avant d’atteindre sa profondeur de croisière, le sous-marin a effectué plusieurs "pesées", afin de réaliser un équilibre aussi précis que possible entre le poids et la poussée d’Archimède.
Pendant plus de deux mois, le "pacha" du Triomphant , le capitaine de vaisseau Olivier Debray, sera seul face à ses responsabilités. En cas d’avarie, le sous-marin devra compter sur ses réserves. Le "pacha" n’aura d’autre recours que son expérience. Ses consignes sont simples : " diluer" son bâtiment dans l’océan. Au sein de la vaste zone de patrouille qui lui a été impartie sur les mers, il est son propre maître et ne devra attendre d’aide de quiconque. Sa préoccupation numéro un : rester indétectable, aussi bien pour les "bâtiments gris" (les navires de guerre) que les "coques noires" (les sous-marins).
A tout moment, le président de la République peut ordonner le lancement de tout ou partie de son arsenal de 16 missiles stratégiques M45 à têtes multiples, dont la portée est supérieure à 5 000 kilomètres. En tout, Le Triomphant emporte 96 têtes nucléaires de 150 kilotonnes chacune, l’équivalent de 1 000 fois la bombe d’Hiroshima. Nul ne saura où se trouve l’engin, pas même l’amiral de la FOST. L’état-major lui fera parvenir des messages et des informations, mais jamais sauf crise ou évacuation sanitaire le bâtiment ne lui répondra.
A en croire les anciens des sous-marins d’attaque, qui n’emportent pas d’armes nucléaires, un SNLE, c’est presque une croisière de luxe ! Les menus sont plus variés, les primes à la mer plus substantielles et l’espace moins restreint. Il faut quand même se faire mince dans les coursives, et le compartiment des 10 torpilles F17 et des missiles M39 est encombré de sacs de pommes de terre, d’oignons et de bananes.
Et puis il y a la solitude. Relative, certes, dans un espace aussi confiné, mais l’éloignement familial peut être une épreuve. Contrairement à ceux des sous-marins d’attaque, les équipages des "nucléaires lanceurs" n’ont pas droit au courriel. Ils doivent se contenter, une fois par semaine, des 40 mots aseptisés des "familigrammes", préalablement relus, à terre, par le bureau de liaison et de conseil aux familles. Les mauvaises nouvelles ne parviennent jamais à bord, c’est la règle. "Nous essayons de préserver une bulle de stabilité psychologique", explique le commandant Debray. On raconte le cas de ce matelot que sa fiancée a décidé de quitter en cours de plongée : à Brest, un officier fut chargé de continuer à lui envoyer des "familigrammes" amoureux jusqu’au retour de l’infortuné ! Le dicton fait pourtant du sous-marinier le mari idéal. "Peu souvent à la maison et en même temps peu susceptible de commettre des infidélités [pas de femmes à bord] ; on sait toujours où il est, il gagne bien sa vie et a peu d’occasions de dépenser son argent."
Habituées à prendre seules les décisions importantes, les femmes de sous-mariniers doivent être des épouses solides. Au retour, assure le quartier-maître de première classe Michel, "c’est très fort, un peu comme une nouvelle lune de miel" . A bord, les états d’âme, le blues du marin, est l’un des registres de "monsieur le médecin" pour les matelots , du "toubib" pour les officiers. Jean-Marie Broc confirme : "Je m’occupe de l’être humain dans sa totalité." Des coups de cafard, qui surviennent avec le "syndrome de J 40" (après quarante jours de patrouille), à l’éventuelle appendicite. L’infirmerie est un havre de paix où les matelots savent trouver, hors hiérarchie, une oreille attentive.
C’est ce qui explique la relation si particulière entre le "pacha" et le toubib, celui-ci possédant une connaissance sans égale du moral de l’équipage. Médecin des corps et de l’esprit, il est aussi "l’officier-distraction" du bord. A lui de rompre la monotonie de la vie de ces hommes qui "prennent le quart par tiers" , l’équipage étant divisé en trois sections, où chacun prend en principe le quart. Pas tous cependant. "Les bêtes à quart , plaisante l’amiral, rêvent tous d’accéder au statut de HQ [hors-quart]" ! A partir du branle-bas, à 7 heures du matin le clairon est remplacé, discrétion oblige, par une voix sourde et insistante qui répète "en bas ! en bas !" , la journée est rythmée par les "postes de propreté" , le "rappel aux postes de combat" , les heures des repas et le "sassage" des ordures, qui sont compactées, puis expulsées du sous-marin par un sas.
Alors que, en plongée, la tenue vestimentaire se relâche les galons se portent peu , le week-end, les officiers revêtent leur grande tenue pour marquer la fin de la semaine. Jeu d’échecs, club d’aquarelle et de maquettes, bibliothèque du bord, films vidéo, petites gâteries de la coopérative, organisation de la "cabane" la fête organisée à mi-patrouille , font partie des distractions. Il y a aussi les paris, sur des sujets divers : le jour et l’heure à laquelle la première aussière (amarre) sera lancée à quai, la localisation approximative du sous-marin (par la température de l’eau), le nom de l’officier qui aura remporté le "Porcelet d’or" (on a tendance à grossir à bord d’un sous-marin).
A en croire le toubib, dans cet univers codifié, creuset unique de technicité, de promiscuité et de solidarité, il n’y a guère place pour l’angoisse nucléaire. Rester enfermé dans une "boîte de fer" , sous la mer, avec pour voisin immédiat un réacteur nucléaire, n’a, a priori, rien de rassurant. Mais la sagesse populaire dans la FOST veut qu’"un sous-marinier en patrouille reçoi[ve] moins de radiations qu’un Breton dans sa maison de granit". Le commandant Debray reconnaît que, au début, sa responsabilité nucléaire l’a "tarabusté" . Et puis il s’est fait une religion : "Je suis persuadé que si on me demande de tirer, c’est que la France courra un grand danger." Les exercices de tir ont presque fini par devenir routine.
Le sous-marin est maintenant remonté près de la surface. Au poste de contrôle missiles, le second du bâtiment a rentré les codes d’identification. Le "pacha" a fait de même, à la même minute. Le commandant Debray relit à haute voix, dans un duo avec l’officier-missilier, la procédure de lancement des missiles stratégiques. Sur un écran lumineux, les 16 "tubes" virent l’un après l’autre du jaune au vert : toute la salve part. A des milliers de kilomètres, des centres de commandement, des villes peut-être, sont vitrifiés. Virtuellement, bien sûr. L’exercice est terminé. Le Triomphant reprend sa plongée vers l’au-delà des mers...
Laurent Zecchini
Source : Le Monde